samedi 11 janvier 2014

A l’école des nouveaux rythmes, par Magali Gaubert



 Faisons un rêve…

Les soupirs, la lassitude, l’effort inhérents à tout apprentissage ont été chassés de l’école : les élèves arrivent frais et dispos le matin, avides d’art et de bilinguisme, fascinés par leur nouveau tableau blanc numérique. L’après-midi, ils s’ébattent joyeusement en sport, cours de dessin et se délassent dans les musées sous l’œil bienveillant s’un animateur. Aux oubliettes de l’Histoire, les problèmes de concentration. Clap de fin sur le mal-être enseignant. Gloire ! La France remonte enfin dans les évaluations internationales !

C’était la chimère de syndicats experts de la pédagogie, l’utopie festive des bobos de Paris, l’ordonnance de l’Académie de médecine, un grand progrès par rapport aux autres pays européens pour ce vieux dinosaure qu’est la France. Mais c’est le rêve de ceux, qui, un soir de fête, ont refait le monde autour de quelques verres de gin tonic. La gueule de bois est proportionnelle à l’intensité des divagations. Le réveil s’avère douloureux, et le remède, pire que le mal, pour ceux qui, à l’avant-garde du progrès, vivent déjà à l’heure des nouveaux rythmes. C’est ce qu’on appelle le réel. Bien difficile de le modeler telle une boule de pâte à modeler. Bien sûr, on peut toujours le nier. Mais les témoignages des instituteurs de Paris et d’ailleurs sont bien réels.

De facto, les enfants des nouveaux rythmes passent autant de temps et même plus en collectivité, de potron-minet au crépuscule, alors qu’une minorité restait à l’étude, après la vieille et défunte sonnerie nationale de 16 h 30. Mais soyons honnêtes : pour Marie-Alix et Charles-Antoine, que leur nounou emmène au conservatoire à 16 h, c’est vrai, la journée est allégée. Ne soyons pas de mauvaise foi. C’est vrai aussi pour Kevin et Fatoumata, qui à 15 h ont tout loisir d’explorer les parcs, supermarchés et halls d’immeubles des environs, en compagnie des jeunes du quartier - une expérience de la vie bien formatrice pour de jeunes enfants de CP.

Dans la vie réelle, plus d’enfants restent au centre de loisirs le mercredi, alors que peu le fréquentaient. Pour une demi-journée, ça ne vaut plus la peine de poser une journée. D’ailleurs, faut-il encore inscrire les enfants à des activités ? Ils sont censés tout faire à l’école, maintenant, non ? C’est moins cher, et il n’y aura pas les trajets !

14 h 45 . Tout en surveillant les élèves qui achèvent de préparer leur cartable, la maîtresse se dépêche de tout ranger, pour laisser les lieux à l’animateur, espérant ne pas retrouver « sa » classe dans l’état d’hier. L’atelier périscolaire « art contemporain » avait quelque peu dégénéré, transformant les affichages pimpants de la rentrée en de dégoulinants Kandinsky. Le coin-bibliothèque a lui aussi profité de la créativité des enfants. Ainsi que quelques cahiers d’élèves. Le lecteur de disques a rejoint le Triangle des Bermudes.

15 h : le bazar de la répartition des élèves. Heureusement, la maîtresse a sa liste (une demi-heure d’appel le matin). Elle croise les doigts pour qu’il n’y ait pas d’erreur comme hier, quand la petite Agathe s’est malencontreusement retrouvée sur le trottoir. La maîtresse retourne enfin corriger ses cahiers en salle des maîtres, rebaptisée « salle des adultes » ; elle a du matériel à installer dans sa classe, mais n’a plus le courage d’y retourner pour affronter le vacarme des enfants et les hurlements de l’animateur débordé. Pas le moral pour voir les enfants courir dans la classe ou vautrés à dix au « coin-bibli » quand elle y a instauré la règle du « trois maximum ». La semaine est un marathon sans fin, et il faut maintenant préparer la classe le week-end, en s’occupant de ses propres enfants. Elle se sent perdre patience avec les élèves, se demande comment trouver l’énergie encore demain.

15 h 10 : C’est l’heure de l’atelier ! L’animatrice réveille en cours de sieste Lilou, 3ans. Mais où est donc passée sa maîtresse ?

18 h, Damien est dans le préau de l’école depuis deux heures. Et il est fatigué. Il est à l’école depuis 7 h 30, et va rester jusqu’à 18 h 30. C’est bruyant. Il aimait bien l’année dernière, quand à la fin de la journée, sa maîtresse lisait une histoire. Quand ils lisaient, quand ils copiaient une leçon et surtout quand ils faisaient le dessin de la poésie. C’était calme au moins. C’était un ennui moins ennuyeux. Il aimait bien quand toute la classe faisait sport le vendredi après-midi. Le nouvel animateur ne sait pas organiser des jeux avec le ballon comme la maîtresse. Les enfants écoutaient un peu plus la maîtresse que l’animateur. Et puis il n’y a pas les mêmes copains que dans la classe à l’atelier préau. Il aimait bien le dernier animateur, mais il a démissionné. Il aimait bien aller chez ses grands-parents le mercredi. Et il n’a plus très envie d’aller à l’école.

Lettre d’excuses

Je m’excuse auprès de mes syndicats. Nos cœurs battent pourtant à l’unisson quand vous dites qu’il faut moins d’élèves par classe. Je suis fan de vos gros ballons tout mous de manif qui donnent envie de lancer des fléchettes. Vos petits journaux colorés en salle des maîtres me désennuient discrètement en réunion, et le Snuipp a ce don particulier de me dérider avec sa récolte saisonnière d’idées en vogue, comme son réjouissant rapport sur la théorie des genres. Entendu, il y a des écoles, des élèves, pour lesquels le manque de renforcement pédagogique rend les choses plus difficiles. Pour le reste mettez donc mes propos sur le compte du mal-être enseignant…

Oui, la réforme Darcos, qui nous a offert le samedi, l’aide personnalisée et de meilleurs programmes, a été plutôt une bonne chose pour l’école.

Depuis, certains syndicats demandent un retour à la semaine de quatre jours et demi, amalgamant les revendications : redéploiement du RASED (intervention de maîtres spécialisés), donc plus d’aide personnalisée (2 heures par semaine), un retour à 27 heures d’enseignement, credo repris par la FCPE, ou inversement. Il semblait y avoir un consensus, tant au sein de la base qu’en plus haut lieu. Or, il n’en était rien : les enseignants se sont approprié la semaine de quatre jours, la jugeant à l’usage équitable par rapport à l’investissement fourni, une somme croissante de travail et de difficultés, leur maigre pécule, et le peu de changement pour les élèves en cette matinée du samedi où, disons-le, on ne faisait pas grand-chose avec pas toujours grand monde.

La réforme des rythmes supprime deux heures d’aide personnalisée par semaine dédiée aux élèves en difficulté, réduisant le temps scolaire. Elle a germé de confusions et méconnaissance des besoins réels dans les classes, d’idées dans l’air du temps sur l’épanouissement de l’enfant, d’une dévalorisation de l’instruction, et d’une forme de déni du réel. Nous sommes en train d’assister à un basculement. L’école, ce ne sera plus l’école, cet endroit où chaque enfant savait ce qu’il venait faire, sous la conduite des maîtres et des maîtresses. Mais des locaux, où s’enchaînent et se fréquentent de bien trop près les « temps scolaires » et les « temps périscolaires ». Adieu, activités extrascolaires, place au péril scolaire ! Amis écoliers, c’est la fête c’t’après-m, c’est Paris-Plage et la Nuit des Musées ! Concours de paint-ball dans la classe de Mlle Fossile !

Le temps en collectivité augmenté pour l’écolier

Quelques pays européens qui comptent plus de journées de classe, plus courtes ? Un alignement avec eux, est, en France, de toute façon impossible : ce sont des pays où les mères travaillent moins qu’en France, ou avec des journées moins longues (ou en Finlande avec des modes de garde de qualité).

Très peu de parents pourront venir chercher leurs enfants à 15 h 30 ou 16 h : la journée des enfants en collectivité sera donc de la même durée ou plus longue qu’avant la réforme, et le temps global en collectivité allongé par le mercredi. Ainsi, à Cachan, la journée type des enfants, de 8 h 45 à 16 h 30 passera de 8 h 30 à 17 h, avec une étude maintenant bondée de 16 h à 17 h. Ajoutons encore le mercredi matin, alors que seuls 20 % des élèves de la commune fréquentent le centre de loisirs le mercredi. Sans parler, dans les communes rurales, des trajets en car qui se multiplient. Certains enfants seront « dehors » à 15 h30, la garderie du soir n’étant pas obligatoire, et souvent payante.

Ce pseudo progrès n’épanouira que les enfants dont les familles peuvent s’offrir une baby-sitter, et accroît la fatigue des troupes restantes.

Garderie versus instruction

Le temps en collectivité, de garderie, est allongé. Or c’est justement ce dernier, sans le cadre du groupe classe, avec du personnel peu formé, qui est le plus bruyant et d’une grande source de fatigue pour les enfants. C’est l’expérience que nous faisons quand nous récupérons les élèves après une pause méridienne souvent émaillée d’incidents, surveillée par des animateurs difficiles à fidéliser – horaires de travail fractionnés, faible paye. Mais le ministère et une partie de la FCPE perçoivent le travail et l’effort comme anormalement fatigants, voire traumatisants pour ces jeunes chérubins gavés de tablettes numériques ; la bonne vieille instruction ne fait décidément plus guère recette…

Comme l’a constaté le maire de Cachan, pourtant dès le départ farouche défenseur de la réforme, « la demande des parents est paradoxale »[1] : à l’occasion des concertations pour le projet des rythmes, l’association de parents d’élèves a obtenu que les élèves commencent l’école plus tôt, et soient gardés plus tard (jusqu’à 18 h 30). On atteint là les limites et les contradictions des souhaits actuels d’une catégorie plutôt favorisée de parents : ils veulent - ou veulent bien - que la rude journée de classe soit réduite, mais ils souhaitent, pour pouvoir travailler, que leur enfant soit gardé, de l’aube au coucher du soleil, de préférence avec un vague label de qualité. Ils acquiescent pour du culturel, du sport, dont ils n’auront plus à se charger, et en ce sens la garderie à haute valeur ajoutée frôle la démagogie.

Finie la suprématie de l’odieux et ennuyeux « temps scolaire ». On préfère investir de l’argent public dans de la garderie (450 000 euros par an dans la commune de Cachan, ainsi que pour la petite ville de l’Haÿ-les-Roses, qui paradoxalement vont devoir rogner sur les aides aux activités extrascolaires). Alors qu’on nous explique que les caisses sont vides pour réduire les effectifs de nos classes, comme pour mettre en place des renforcements pédagogiques dédiés à la difficulté. Même combat, dans le Val-de-Marne, avec l’opération « Imagine ta cantine » : améliorer le « bien-être » à la cantine est devenu une des priorités du département… Programme imposé aux professeurs pour la première journée d’« accueil »[2] des 6e dans ce collège de ZEP dans les Hauts-de-Seine : pique-nique profs-élèves, foot avec les profs, atelier d’oral sur la 6e.

On pense qu’en faisant des activités socio-para-culturelles, en tapotant un clavier ou un ballon les élèves seront éveillés, et vont progresser comme par magie, é-pa-nouis tels de petits bourgeons à la croissance printanière. Tout stimulé que soit l’élève dans cette surabondance d’activités collectives, force est de constater qu’aucun chronobiologiste n’a, à ce jour, réussi à démontrer que jouer dans un préau, ou faire du chant pouvait lui apprendre à lire ou lui transmettre une règle de grammaire. La garderie, le bien-être, l’épanouissement, le vivre-ensemble, bref l’éducatif, avec tout ce qu’on veut y fourrer, sont sur-valorisés au détriment de l’instruction. On sème le trésor public dans des champs de cailloux, qui plus est avec bonne conscience. C’est d’une certaine façon, la poursuite des réformes au nom de « l’enfant au centre du système scolaire », sauf que le système scolaire n’en est plus un. Entendons-nous bien : que l’Amicale laïque du coin donne quelques cours de danse dans le préau n’est pas une mauvaise chose, c’est de l’ériger en principe de masse, en projet pour l’école qui est problématique.

Racontons pourtant à un chronobiologiste comment se passent les traditionnelles études du soir : au bout d’une demi-heure de goûter, et de jeux dans la cour, les élèves font leurs devoirs (un à trois quarts d’heure selon les niveaux). Ils peuvent ensuite lire, dessiner, faire un puzzle, un jeu calme, ou ne rien faire. Le calme est de règle, instituant l’intimité à travers le cahier ou le livre ; les élèves savent bien qu’ils sont dans une classe, qui est la classe de l’instituteur. Un instituteur de l’école, qui a été, est, ou pourra être celui de l’enfant. En quoi ce temps calme de l’étude avec une personne connue des enfants serait-il plus fatigant qu’un atelier avec un animateur sous-formé que les enfants voient peu ? Simplement parce que l’étude a pour objet l’affreux mot de « devoirs », qu’on nous demande de ne plus prononcer ?

« L’école n’est plus un sanctuaire » a annoncé le directeur académique de Paris. Tentons de lui expliquer en termes simples ce qu’est une école : c’est un endroit, où les enfants font, pour la plupart, un petit effort pour se tenir à peu près correctement, parce que c’est l’Ecole. Après les retours de récréation, nous serinons « Chhhhut ! On rentre en classe… », tandis que le directeur fait tempêter à l’oreille des plus récalcitrants « Mais où est-ce que tu te crois ? Tu es dans une école, enfin ! ». Ces rappels à l’ordre seront bientôt désuets, et cette norme passera à la trappe de la marche cadencée vers l’avancée sociale. Adaptons donc notre ritournelle: « Chuuuut, tu es en temps scolaire maintenant ! » .

Une source de confusion pour l’élève

Plusieurs lettres de directeurs d’écoles parisiennes font état de « perte de repères spatio-temporels » pour les enfants[3], pointant l’arythmie (heures irrégulières de fin de la classe), et le fait qu’on laisse les élèves s’égayer sous la conduite de jeunes animateurs dans ces mêmes classes où venaient d’avoir lieu des cours.

Une grande partie de notre travail consiste à faire entendre à l’enfant que dans la classe, il est élève : il renonce à son narcissisme, à des plaisirs immédiats, enfantins, pour accéder à une satisfaction d’un autre ordre. La difficulté normale de l’enfant à s’incarner en élève est renforcée aujourd’hui par une éducation où l’enfant est prince, son moindre besoin encouragé au lieu d’être relativisé. Par le temps passé à régner fantasmatiquement devant des écrans et en compagnie de jouets virtuels, qui empêchent de se confronter au réel, à l’altérité.

Consommateur, prêt à râler à la perspective du moindre effort, l’enfant contemporain a encore plus besoin que l’Ecole fasse barrage à ses désirs à tout va, et d’une classe qui, fidèle à la tragédie classique, soit une unité de temps, de lieu et d’action. Une grande partie de l’éducation du jeune enfant est l’apprentissage de la bienséance, des distinctions, des règles spécifiques à un certain espace : on n’occupe pas la maison, comme la bibliothèque, la classe restant le lieu le plus exigeant. Aux yeux des enfants, le lieu est concrètement personnifié par la personne qui symboliquement en détient les clefs et les règles. Le professeur de sport est maître en son dojo. L’enfant de maternelle pense que sa maîtresse dort dans la classe. « Pourquoi tu as pris la classe de Mme Unetelle ? » m’ont demandée des élèves alors que j’avais changé de classe. Les élèves les moins au fait des usages sociaux guettent la faille ; à peu près corrects en classe, certains se lâchent comme jamais à la cantine ou en sortie.

A l’opposé de repères stables, de l’effort gratifiant pour être élève, les nouveaux rythmes créent des ruptures et amalgames de temps, de lieu, de sens, de légitimité, encore plus atomisantes pour les moins structurés qui ont besoin d’une représentation sans équivoque des règles et des distinctions.

Cette démultiplication est renforcée par le choix de certaines communes ou arrondissements de faire tourner les élèves sur les ateliers, en changeant d’animateur, par une bonne volonté débordante d’égalité[4] : faire que chaque enfant découvre tous les ateliers, chaque atelier ne restant qu’une « découverte » - les éducateurs capables de faire approfondir leur domaine toute une année manquant sans doute à l’appel. Ce sera l’école du zapping, pour des enfants que nous essayons quotidiennement d’extraire du zapping.

Mais comme nous l’a benoîtement expliqué un élu enthousiaste : « Ils vont apprendre autrement ! ». Organisant les nouveaux rythmes, en lien avec les projets d’école, le Projet éducatif territorial entend, sous la houlette du maire, « proposer à chaque enfant un parcours éducatif cohérent et de qualité, avant, pendant et après l’école, organisant ainsi, dans le respect des compétences de chacun, la complémentarité des temps éducatifs »[5]. A la place des deux heures de soutien, une heure d’enseignement, l’APC,[6] est affectée au Projet éducatif territorial (citoyenneté, tournoi de ballons, « trie ta poubelle », projet « moi j’aime/moi j’aime pas » comme dans un film de Bégaudeau, patrimoine local - « cette cité a été construite en 72, les enfants »…). Sciant comme à son habitude la malheureuse branchette à laquelle nous nous agrippons, le Snuipp s’est voué à la mission d’obtenir plus de temps de concertation des enseignants avec les animateurs du soir, pour construire un « projet ».

La confusion entre scolaire et périscolaire est inscrite au cœur du Projet éducatif territorial par sa recherche de « complémentarité » et de « continuité éducative », avec de surcroît la possibilité du Projet de s’étendre au temps scolaire[7]. Il y est clairement rappelé que le maire, « propriétaire » des « locaux » (entendre « les classes »), peut disposer des classes pour le périscolaire[8]. Pour coller au Projet éducatif, avec un air de sérieux et de qualité, certains ateliers tentent donc de faire scolaire, en copiant mal une école fantasmée, créant une nouvelle sous-catégorie, le ludo-para-scolaire (« atelier bibliothèque », éventuellement dans le cadre du « contrat territoire lecture », « expériences scientifiques », « anglais minischool »). Le Projet vise, non un simple éveil, mais a une volonté d’éducation « dans toutes ses dimensions »[9], fourre-tout, sinon totalisante, qui rend possible des débordements « tendance » : sept ateliers, imposés dans une école, « L’égalité fille-garçons, pourquoi ? Comment ? ». Les petits garçons devront-ils s’y s’excuser platement pour des siècles de domination masculine ? Va-t-on les y aider à se libérer de leur « genre » construit socialement ? Quitte à faire de la garderie, laissons-les simplement jouer ou lire : les enfants sont bien assez largement équipés de jeux qui leur pré-mâchent tout, ils n’ont nul besoin d’être désennuyés, stimulés en permanence, dans de l’éducatif-collectif, qui plus est par une pédagogie du projet au contenu fumeux ou douteux, requise par la mise en place du Projet éducatif. Une partie de l’instruction y devient conditionnée à l’éducation, en butte aux lubies locales et à l’air du temps. Alors qu’à rebours de cet esprit, les contenus d’enseignement devraient être soigneusement légitimés, délimités, bornés à l’instruction, gardés du tout-à-l’égout socio-éducatif, et par-là même des « opinions » florissantes du moment[10].

Réduire l’échec scolaire

Les évaluations Pirls et Pisa enregistrent une baisse qui date de bien avant le passage à la semaine de 4 jours en 2008 [11] - contrairement à la présentation de sa réforme par le ministère. Ces évaluations ont l’intérêt de montrer un gros paquet d’élèves faibles (20 à 25 %), comme une spécialité française, tout comme l’impact du milieu social[12]. Un professeur de français en collège RRS nous en fournit facilement quelques exemples : un tiers de sa classe ne peut lire effectivement que deux mots sur trois, ne connaît pas les principaux graphèmes du français ( « Monsieur, y’ a Alex y sait pas c’est quoi les voyelles ! »). Après huit années passées sur les bancs de l’école primaire, 25 % d’enfants sont quasi illettrés (ou pour le dire en novlangue pédagogique « ont des compétences en creux en maîtrise de la langue »)…

On nous donne en modèle certains pays européens en prenant uniquement comme variable le nombre de journées de classe, mais c’est une vision biaisée et réductrice par rapport aux autres variables possibles et quant aux choix des modèles européens.

Ainsi le très bon rendement pédagogique de la fameuse Finlande ne tombe pas du ciel, ni de journées courtes : 15 à 20 élèves par classe, méthode de lecture alphabétique, maîtres formés 5 ans, et pour les élèves en difficulté, du travail en petits groupes avec un maître en plus, pendant et en sus du temps scolaire (notamment cours de finnois). Plus proche de nous par les bas résultats de ses élèves aux évaluations, et une langue formée de graphèmes, l’Angleterre a réussi à faire remonter les élèves de milieux populaires par la diffusion de méthodes alphabétiques[13].

Nos conditions de travail sont les mêmes que celles des élèves. Le choix des variables pour réduire l’échec scolaire ne devrait pas s’opposer aux intérêts des enseignants, mais aller dans le sens d’une amélioration de leurs conditions de travail, non par esprit de corporatisme, mais par pragmatisme, pour trouver un angle d’équilibre. Loin d’être agrippés à de quelconques privilèges, comme de vieux mollusques à leurs rochers, les enseignants sont au contraire les premiers demandeurs d’efficacité pour leurs classes.

Sachant que les instituteurs adaptent déjà leurs cours aux différents moments de la journée, les problèmes de chronobiologie nous paraissent être un levier très secondaire, et coûteux sur différents plans pour les enfants, les parents, les enseignants et la collectivité. Bien plus important serait de traiter la difficulté scolaire avec des renforcements efficaces. Bien plus puissant serait le levier de réduire le nombre d’enfants par classe : la France a l’un des plus grands nombres d’enfants par classe en Europe, rivalisant avec les pays asiatiques (où, dit-on, les élèves sont un peu plus disciplinés que les nôtres...).

Du bon usage du temps scolaire

Comment peut-on parler du « temps scolaire », de façon formelle, sans parler de l‘usage qui est fait de ce temps, et de son contenu ? Depuis les années soixante, les élèves ont perdu plusieurs heures en français, et en mathématiques. Le recentrage des programmes sur les fameux fondamentaux devient une arlésienne, avec un empilement chaque année de nouvelles matières (anglais, informatique, histoire de l’art, instruction morale, permis piéton, apprendre à porter secours). Les nouvelles priorités comme la langue de Shakespeare au CP, ou l’école numérique, frisent le ridicule, alors que les enfants ont déjà du mal à lire le texte d’un manuel, ou écrire correctement une leçon. Pour de jeunes enfants qui doivent apprendre à délier leur main, éveiller et coordonner leurs sens autour du lire-écrire, ce qui sera virtuel, c’est leur niveau d’apprentissage.

Il faudrait enfin pouvoir poser la question de l’efficacité pédagogique, loin de la prise de pouvoir d’une certaine « gauche pédagogique »[14], dont le dernier avatar est le nouveau rythme. Ce n’est pas être libéral, que de s’interroger sur le rendement pédagogique de l’école, et entre autres pour les plus fragiles[15]. La transmission de connaissances, s’appuyant sur des manuels progressifs et éprouvés, est plus efficace en ce qu’elle marche plus rapidement et avec plus d’enfants. En revanche, dans les méthodes préconisées–imposées depuis 1 972 (des méthodes actives, de l’oral, du sens, de longuettes séances de découverte de la notion, de la transversalité, puis la sacro-sainte littérature jeunesse), combien de semaines perdues par des détours pédagogiques inutiles, en attendant que l’élève déduise lui-même les notions, quand on pouvait aller tout de suite à la notion ? Et que d’impasses sur un nécessaire temps d’entraînement et de revoyure. Sans parler du rapport au savoir faussé pour l’élève. Les compétences ont chassé la connaissance. S’affranchissant de toute recherche de résultats, les dogmes socio-constructivistes ont désordonné la progressivité propre à chaque discipline, clef de voûte et vrai chef d’orchestre du rythme des apprentissages. Les programmes 2008 ont donné une inflexion vers plus de repères, de clarté, d’enseignement systématique du français. Cela sera-t-il poursuivi ?

De même au CP, la progression des méthodes mixtes utilisées par la plupart des instituteurs[16], de un à deux sons par semaine, est beaucoup trop lente et confuse pour pouvoir maîtriser les cent quarante graphèmes que compte le français ; gardant des habitudes de lecture-devinette, une gêne fatigante et handicapante dans le rapport à l’écrit, les élèves combinent fragilement fin octobre, et déchiffrottent en avril, certains en juin, certains aux calendes grecques. Pourtant, avec une méthode alphabétique, les élèves apprennent entre trois et cinq graphèmes par semaine, combinent la première semaine de classe, déchiffrent avec sûreté fin décembre, offrant le reste de l’année à la maîtrise des graphèmes complexes. Le temps passé à se confronter à des mots que les élèves ne sont pas en mesure de déchiffrer effectivement, puis à les mémoriser est du temps perdu, et qui plus est, nocif.

Quel ordonnancement également dans les étapes d’apprentissage en maternelle ? Les enfants s’y escriment à reconnaître des mots en global, à recopier comme des hiéroglyphes des dates et des mots entiers, avant même d’avoir appris à distinguer chaque son, à reconnaître et tracer chaque lettre. Immersion dans l’écrit, ou en fait apprentissage sans progressivité qui gâte le fruit d’une scolarisation précoce ?

De l’instit au « prof d’école », du « prof » au « prolo »

D’exigeant, fatigant, le métier va maintenant tutoyer la pénibilité[17]. Cerise sur le gâteau, nous voilà chassés de notre classe le soir, malgré la dimension artisanale de notre métier : c’est particulièrement problématique pour les maîtresses de maternelle qui y font et y disposent des préparations matérielles ; et bien gênant aussi en élémentaire (ordonner la classe, écrire au tableau l’exercice du lendemain…). Dans certaines communes, les maîtresses de maternelle se voient proposer lors des « concertations locales » une charmante alternative : soit vous animez les ateliers du soir, soit votre classe est occupée (« Mesdames, voyons, pourquoi ne voulez-vous pas faire les ateliers ? »).

Nous avions perdu la main sur la conception intellectuelle de notre enseignement en devenant des profs travaillant par compétences, objectifs, séquences. Maintenant c’est littéralement notre bureau que nous perdons, avec un temps de travail un peu plus fractionné, des frais augmentés sans compensation, et au-delà, la perspective d’être un retraité pauvre[18] : nous assistons à la prolétarisation du métier, déjà commencée, mais entérinée par la réforme. L’enseignant reste celui qui donne, le principal manuel et le premier outil de ses élèves. Avec la fatigue, il devient très vite difficile de soutenir l’hypervigilance continue requise par la classe. Comment peut-on imaginer qu’un maître d’école exténué, débordé, gêné dans son organisation, prolétarisé, puisse encore être un bon enseignant ?

On avait fait de nous les prestataires polyvalents d’un prétendu socle, les secrétaires désarmés de la difficulté scolaire renseignant compétences et PPRE dans des classes bondées, nous serons désormais les pompiers épuisés du temps scolaire dans un vieux monument branlant, voué au tourisme de masse, rongé de l’intérieur.

A la place de l’élève, l’enfant ; de la réussite, le bien-être ; de l’ambition nationale, le projet municipal.



Magali Gaubert, institutrice en CE1, dans le Val-de-Marne. Elle a enseigné 5 ans en CP, dans plusieurs écoles populaires, et 3 ans en CM1.

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